La brevetabilité des systèmes d’intelligence artificielle (IA) suscite un intérêt croissant en Suisse et à l’international. Pour les entreprises innovantes, il est crucial de comprendre les limites imposées par les juridictions étrangères, notamment les États-Unis. Dans cet article, Philippe Gilliéron, avocat suisse à Genève spécialisé en propriété intellectuelle et en technologies, décrypte une décision importante de la Cour d’appel fédérale américaine rendue en avril 2025. Il en tire des recommandations concrètes pour les titulaires de droits souhaitant protéger leurs innovations IA.
I. Une décision clé pour la brevetabilité des systèmes IA
Le 18 avril 2025, la Cour d’appel fédérale des États-Unis a rendu une décision précisant les critères de brevetabilité applicables aux systèmes utilisant l’intelligence artificielle, notamment l’apprentissage automatique.
a) Faits
Le 18 avril 2025, la Cour d’appel fédérale des États-Unis a apporté des clarifications sur la possibilité pour un système d’intelligence artificielle (IA) d’être breveté.
Dans cette affaire, les quatre brevets en cause portaient sur l’utilisation de l’apprentissage automatique pour générer des cartes de réseaux et des horaires de diffusion pour les émissions télévisées et les événements en direct.
Dans ses demandes, le requérant affirmait résoudre les problèmes suivants rencontrés par l’industrie du divertissement et les diffuseurs de télévision : comment optimiser la planification des événements en direct et comment optimiser les « cartes de réseau », qui déterminent les programmes ou contenus affichés par les chaînes d’un diffuseur dans certains marchés géographiques à des moments particuliers.
Le requérant avait reconnu que « les brevets ne revendiquent pas la technique d’apprentissage automatique en elle-même », mais « revendiquent l’application de techniques d’apprentissage automatique dans le contexte spécifique de la planification d’événements et de la création de cartes de réseau ». Selon le requérant, un tel objet pouvait faire l’objet d’un brevet, car les revendications impliquaient « une application unique de l’apprentissage automatique pour générer des algorithmes personnalisés […] pouvant être utilisés pour créer automatiquement des plannings d’événements mis à jour en temps réel ». Le tribunal de district du Delaware, ainsi que la Cour d’appel fédérale, ont considéré que l’invention revendiquée n’était pas éligible à un brevet, à la lumière du test en deux étapes développé en 2014 par la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Alice Corp. v. CLS Bank International (573 U.S. 208 [2014]).
b) Le test Alice
L’article 35 USC § 101 dispose qu’une invention est brevetable si elle revendique un « procédé, une machine, une fabrication ou une composition de matière, nouveau et utile ». En conséquence, les lois naturelles et les idées abstraites sont exclues de la brevetabilité.
Le test développé dans l’arrêt Alice vise à déterminer si un brevet logiciel (y compris un brevet portant sur l’apprentissage automatique) peut être délivré au regard de cette définition. Il se compose de deux étapes :
Déterminer si les revendications portent sur un concept non brevetable (loi de la nature, phénomène naturel ou idée abstraite) ;
Si tel est le cas, vérifier si les éléments de chaque revendication, pris individuellement ou dans leur combinaison, comprennent un concept inventif suffisant pour faire en sorte que le brevet revendique significativement plus que ledit concept non brevetable.
c) Analyse juridique
Dans cette affaire, la Cour d’appel a précisé que la première étape consistait à évaluer si les revendications visaient une amélioration spécifique des capacités informatiques ou plutôt un processus constituant une idée abstraite dans lequel l’ordinateur est simplement utilisé comme outil.
Le requérant avait reconnu à plusieurs reprises ne pas revendiquer l’apprentissage automatique en soi. La Cour d’appel a souligné que le fait que le modèle soit entraîné de manière itérative ne constitue pas une amélioration technologique, car cela fait partie intégrante de la nature même de l’apprentissage automatique.
Les revendications ne décrivaient pas d’étapes permettant d’améliorer la technologie d’apprentissage automatique (ce qui aurait potentiellement pu être breveté), mais se contentaient d’appliquer cette technologie dans un nouvel environnement. À cet égard, la Cour a expressément affirmé qu’une idée abstraite ne devient pas non abstraite simplement parce qu’on la limite à un domaine d’application particulier ou qu’on y ajoute une amélioration technologique.
Enfin, la Cour a précisé que les méthodes revendiquées ne deviennent pas brevetables du seul fait qu’elles accomplissent une tâche auparavant réalisée par des humains plus rapidement ou plus efficacement ; dans le cas de méthodes assistées par ordinateur, de telles revendications ne deviennent pas éligibles au titre du § 101 simplement parce qu’elles accélèrent l’activité humaine.
Concernant la deuxième étape, la Cour a considéré que les revendications, consistant à « utiliser l’apprentissage automatique pour générer dynamiquement des cartes et plannings optimisés sur la base de données en temps réel, puis les mettre à jour en fonction de l’évolution des conditions », ne faisaient que revendiquer l’idée abstraite elle-même. Rien dans les revendications ne « transformait » l’idée abstraite revendiquée en une application brevetable, c’est-à-dire quelque chose de significativement plus que l’idée abstraite de générer des plannings et cartes de réseau via l’IA.
En conclusion, la Cour d’appel fédérale a estimé que « les brevets qui ne font rien d’autre que revendiquer l’application de techniques génériques d’apprentissage automatique à de nouveaux environnements de données, sans divulguer d’amélioration des modèles d’apprentissage eux-mêmes, ne sont pas brevetables en vertu du § 101 ».
d) Enseignements clés
Cette décision confirme que la protection par brevet des inventions en IA nécessite plus qu’une simple nouveauté fonctionnelle. Les entreprises doivent démontrer une innovation technologique claire dans la manière dont leurs systèmes d’IA fonctionnent. Cela implique une documentation technique rigoureuse, une approche stratégique combinant différents droits de propriété intellectuelle, et une coordination étroite entre les équipes juridiques, R&D et produit. Il en découle les recommandations suivantes :
II. Quelles leçons pour les entreprises suisses développant des systèmes d’intelligence artificielle ?
Thème | Pourquoi c’est important | Conseils pratiques | Recommandation |
Améliorations technologiques plutôt qu’applications sectorielles | Les inventions en IA doivent améliorer la technologie sous-jacente, pas seulement appliquer l’IA à un nouveau domaine. | Mettre en avant les avancées techniques : nouvelles architectures, méthodes d’entraînement, gains de performance. | Éviter de décrire uniquement la fonction ; expliquer comment le système obtient des résultats de manière innovante. |
Éviter les revendications abstraites ou fonctionnelles | Les revendications trop générales sont susceptibles d’être rejetées selon le §101. | Détailler les étapes de mise en œuvre et les mécanismes techniques résolvant un problème technique précis. | Travailler avec les équipes techniques pour bien décrire les aspects algorithmiques et d’ingénierie. |
Stratégie hybride de protection de la PI | De nombreuses applications de l’IA peuvent ne pas être brevetables avec les standards actuels. | Recourir à des secrets d’affaires, brevets de design, et droits d’auteur pour protéger d’autres éléments. | Élaborer une cartographie des protections disponibles pour chaque composant du produit IA. |
Prudence dans le discours sur l’IA | Utiliser l’IA pour automatiser des tâches humaines ne suffit pas pour obtenir un brevet. | Présenter le système comme une innovation technique, pas seulement un outil de productivité. | Mettre en avant les méthodes techniques et les améliorations de système plutôt que les bénéfices pour l’utilisateur. |
Réévaluer les portefeuilles de brevets existants | Certains anciens brevets IA peuvent ne plus être éligibles selon les critères actuels. | Auditer les brevets existants et envisager des dépôts complémentaires avec plus de détails techniques. | Utiliser cette jurisprudence comme déclencheur pour revoir et renforcer les actifs PI liés à l’IA. |
À propos de l’auteur
Me Philippe Gilliéron est avocat à Genève au sein du bureau BMG Avocats (www.bmglaw.ch), spécialisé en droit de la propriété intellectuelle, en particulier dans les domaines des marques, designs, brevets et droits d’auteur, ainsi que les droits des technologies, en particulier l’intelligence artificielle, et la protection des données. Il conseille des entreprises suisses et internationales dans leurs stratégies de protection des actifs immatériels et représente ses clients devant les juridictions suisses ainsi que l’Institut Fédéral de la Propriété Intellectuelle (IPI).
Pour toute question liée à la propriété intellectuelle, au numérique, à l’intelligence artificielle ou encore la protection des données, contactez Me Philippe Gilliéron, avocat en propriété intellectuelle à Genève à l’adresse suivante: philippe.gillieron@bmglaw.ch.